La jurisprudence en droit de la famille a connu des mutations profondes ces dernières années, redéfinissant les contours de cette branche juridique face aux transformations sociétales. Les hautes juridictions françaises ont rendu des arrêts déterminants qui réinterprètent les fondements traditionnels du droit familial. Cette analyse décrypte les décisions majeures rendues entre 2020 et 2023, période marquée par une activité jurisprudentielle particulièrement riche. Les juges ont dû arbitrer entre protection des vulnérabilités, reconnaissance de nouveaux modèles familiaux et préservation de l’intérêt supérieur de l’enfant, créant ainsi un corpus jurisprudentiel novateur.
Filiation et procréation médicalement assistée : une jurisprudence en construction
Les juridictions françaises ont été confrontées à un défi majeur suite à l’adoption de la loi bioéthique du 2 août 2021, ouvrant la procréation médicalement assistée (PMA) aux couples de femmes et aux femmes célibataires. La Cour de cassation, dans son arrêt du 14 octobre 2020 (n°19-15.783), a anticipé cette évolution législative en reconnaissant la possibilité d’adoption de l’enfant du conjoint né par PMA à l’étranger, sans exiger la preuve d’un projet parental commun préalable à la conception.
L’arrêt du 30 septembre 2020 (n°19-11.187) marque un tournant décisif en matière de gestation pour autrui (GPA) réalisée à l’étranger. La Haute juridiction a validé la transcription complète de l’acte de naissance étranger désignant comme mère la femme n’ayant pas accouché, sur le fondement du respect de la vie privée de l’enfant et de la réalité sociale vécue par celui-ci. Cette position s’inscrit dans la continuité des arrêts d’assemblée plénière du 4 octobre 2019, tout en élargissant leur portée.
Le 19 janvier 2022, la Cour de cassation (n°20-17.732) a précisé les modalités d’établissement de la filiation maternelle dans le cadre d’une PMA réalisée à l’étranger par un couple de femmes. Elle a jugé que la reconnaissance conjointe anticipée, prévue par la loi bioéthique, ne pouvait s’appliquer rétroactivement, mais a néanmoins facilité les voies d’adoption pour sécuriser le lien de filiation.
Le Conseil d’État, dans sa décision du 28 septembre 2022, a confirmé la validité des dispositions réglementaires relatives à l’accès aux origines pour les enfants nés d’un don de gamètes. Il a jugé que l’équilibre trouvé par le législateur entre le droit de connaître ses origines et la protection de la vie privée des donneurs respectait les exigences constitutionnelles et conventionnelles.
Le 1er juin 2023, la Cour de cassation (n°22-13.286) a franchi une étape supplémentaire en reconnaissant la possibilité d’établir un lien de filiation paternelle à l’égard d’un homme décédé dont les gamètes avaient été utilisés pour une PMA post-mortem réalisée à l’étranger, considérant que l’intérêt supérieur de l’enfant justifiait cette solution en dépit de l’interdiction française de cette pratique.
Autorité parentale et résidence alternée : vers une coparentalité renforcée
La jurisprudence récente témoigne d’une évolution significative dans l’appréhension de la coparentalité après séparation. L’arrêt de la Cour de cassation du 4 novembre 2020 (n°19-23.329) illustre cette tendance en précisant que l’éloignement géographique d’un parent ne fait pas obstacle, par principe, à l’exercice conjoint de l’autorité parentale. Les juges doivent examiner concrètement si cet éloignement compromet l’exercice effectif des droits et devoirs parentaux.
Dans un arrêt remarqué du 30 juin 2021 (n°20-14.743), la première chambre civile a renforcé la protection contre les déplacements illicites d’enfants. Elle a jugé que le déménagement unilatéral d’un enfant par un parent, sans l’accord de l’autre titulaire de l’autorité parentale, constitue une voie de fait justifiant le retour immédiat de l’enfant à sa résidence habituelle, même en l’absence de décision judiciaire préalable fixant cette résidence.
La résidence alternée a fait l’objet d’une jurisprudence novatrice. L’arrêt du 13 janvier 2021 (n°19-24.388) a posé que cette modalité d’hébergement ne doit plus être considérée comme exceptionnelle mais comme une option à envisager prioritairement. La Cour a précisé que le juge doit motiver spécialement sa décision lorsqu’il écarte la résidence alternée sollicitée par un parent. Cette position marque une rupture avec l’approche traditionnelle qui privilégiait la résidence principale chez un parent.
L’arrêt du 8 juillet 2022 (n°21-15.035) apporte des précisions sur l’articulation entre autorité parentale et liberté religieuse. La Cour de cassation a confirmé qu’un désaccord entre parents sur l’éducation religieuse de l’enfant relève de l’exercice de l’autorité parentale et doit être tranché par le juge aux affaires familiales en fonction de l’intérêt de l’enfant, et non sur la base des convictions personnelles des parents.
En matière de droit de visite et d’hébergement, la jurisprudence a évolué vers une plus grande prise en compte des violences intrafamiliales. Dans son arrêt du 10 février 2022 (n°20-22.844), la Cour a validé la suppression du droit de visite d’un père condamné pour violences conjugales, considérant que ces violences, même non dirigées directement contre l’enfant, pouvaient justifier une telle mesure pour protéger l’équilibre psychologique de l’enfant témoin de ces actes.
- Arrêt du 17 mars 2023 (n°22-10.499) : reconnaissance du droit des grands-parents à maintenir des relations avec leurs petits-enfants malgré l’opposition des parents, lorsque cela correspond à l’intérêt de l’enfant
- Arrêt du 12 mai 2023 (n°22-16.987) : validation de la possibilité d’un exercice conjoint de l’autorité parentale même en cas de graves dissensions entre les parents, avec mise en place de modalités spécifiques de communication
Divorce et prestation compensatoire : ajustements jurisprudentiels significatifs
Évolutions procédurales du divorce
La réforme du divorce entrée en vigueur le 1er janvier 2021 a suscité une activité jurisprudentielle intense pour en préciser les contours. L’arrêt du 9 juin 2021 (n°20-14.111) a clarifié les règles applicables aux mesures provisoires dans le cadre de la nouvelle procédure de divorce. La Cour de cassation a jugé que ces mesures peuvent être prononcées dès l’assignation en divorce, sans attendre l’audience d’orientation, assouplissant ainsi le formalisme procédural au bénéfice des justiciables.
Dans son arrêt du 15 décembre 2021 (n°20-19.344), la Haute juridiction a précisé l’application du principe du contradictoire dans le cadre des expertises ordonnées lors d’une procédure de divorce. Elle a rappelé que l’expert doit permettre à chaque partie d’avoir connaissance des documents et observations transmis par l’autre, sous peine de nullité du rapport d’expertise, renforçant ainsi les garanties procédurales.
Critères d’évaluation de la prestation compensatoire
L’arrêt du 17 février 2022 (n°20-19.438) apporte des précisions majeures sur les critères d’évaluation de la prestation compensatoire. La Cour a jugé que l’investissement professionnel d’un époux au détriment de sa carrière personnelle pour permettre le développement de l’activité professionnelle de son conjoint doit être pris en compte dans l’évaluation de la disparité créée par la rupture du mariage, même si cet investissement n’a pas directement contribué à la valorisation du patrimoine professionnel.
Le 16 juin 2021 (n°19-26.140), la première chambre civile a précisé que la donation entre époux de biens à venir ne fait pas obstacle à l’octroi d’une prestation compensatoire. Elle a considéré que ces deux mécanismes répondent à des finalités distinctes : l’un vise à avantager le conjoint survivant, l’autre à compenser la disparité de niveau de vie créée par le divorce.
L’arrêt du 9 mars 2022 (n°20-17.782) a confirmé que la révision de la prestation compensatoire versée sous forme de rente viagère est possible en cas de changement important dans les ressources ou les besoins des parties. La Cour a précisé que le juge doit se placer à la date de sa décision pour apprécier ce changement, et non à la date de la demande, renforçant ainsi l’actualité de l’évaluation judiciaire.
En matière de liquidation du régime matrimonial, l’arrêt du 20 octobre 2021 (n°19-25.304) a apporté des précisions importantes sur la qualification des biens. La Cour a jugé que l’apport en industrie d’un époux à une société dont les parts sont détenues par l’autre époux ne suffit pas à conférer un caractère commun à ces parts sociales, sauf à démontrer l’existence d’une société créée de fait entre les époux.
Violences conjugales : une protection jurisprudentielle renforcée
Face à l’ampleur des violences conjugales, les juridictions ont développé une jurisprudence protectrice. L’ordonnance de protection a fait l’objet d’évolutions jurisprudentielles notables. Dans son arrêt du 23 septembre 2020 (n°19-18.628), la Cour de cassation a précisé que les violences psychologiques constituent des violences au sens de l’article 515-9 du Code civil et peuvent justifier la délivrance d’une ordonnance de protection, élargissant ainsi le champ d’application de cette mesure.
L’arrêt du 28 avril 2021 (n°20-15.385) a renforcé l’effectivité de cette protection en jugeant que le juge aux affaires familiales peut ordonner l’éviction du domicile familial de l’auteur présumé des violences, même si ce dernier en est le propriétaire exclusif. La Cour a considéré que cette mesure temporaire est proportionnée à l’objectif de protection de la victime.
En matière de preuve, l’arrêt du 25 mars 2022 (n°21-11.861) marque une avancée significative. La Cour de cassation a jugé recevables des enregistrements audio réalisés à l’insu de l’auteur présumé des violences, considérant que la protection des victimes de violences conjugales justifie cet aménagement au principe de loyauté de la preuve. Cette solution pragmatique facilite l’établissement de faits souvent difficiles à prouver.
L’articulation entre procédures civile et pénale a été précisée dans l’arrêt du 14 octobre 2021 (n°20-18.932). La Cour a jugé que le non-lieu prononcé au pénal pour des faits de violences n’empêche pas le juge civil de délivrer une ordonnance de protection, les deux procédures répondant à des finalités et des standards de preuve différents.
Les conséquences des violences conjugales sur l’attribution du logement familial après divorce ont été précisées par l’arrêt du 7 juillet 2022 (n°21-10.924). La Cour a jugé que le juge peut attribuer la jouissance du logement familial à l’époux victime de violences, même si ce n’est pas lui qui exerce à titre principal l’autorité parentale sur les enfants, dérogeant ainsi aux critères habituels d’attribution.
- Arrêt du 19 janvier 2023 (n°22-12.349) : validation de l’interdiction de contact entre parents en cas de violences conjugales avérées, avec mise en place d’un tiers de confiance pour l’exercice des droits parentaux
Transformations des solidarités familiales : une jurisprudence adaptative
La jurisprudence récente témoigne d’une redéfinition des solidarités familiales face aux évolutions sociétales. L’obligation alimentaire a fait l’objet de précisions importantes. L’arrêt du 10 février 2021 (n°19-25.224) a jugé que l’existence de relations conflictuelles entre un parent et son enfant ne suffit pas à exonérer ce dernier de son obligation alimentaire, sauf à caractériser une faute grave du parent envers l’enfant.
La Cour de cassation, dans son arrêt du 8 juillet 2021 (n°20-15.167), a précisé les contours de l’obligation d’entretien des parents envers leurs enfants majeurs poursuivant des études. Elle a considéré que cette obligation ne cesse pas automatiquement lorsque l’enfant atteint un certain âge ou obtient un premier diplôme, mais doit s’apprécier au regard de la cohérence et du sérieux du parcours de formation.
L’arrêt du 15 décembre 2021 (n°20-17.749) a apporté un éclairage novateur sur la contribution aux charges du mariage. La Cour a jugé que les sommes économisées par un époux grâce à l’hébergement gratuit au domicile conjugal d’un enfant issu d’une précédente union doivent être prises en compte dans l’évaluation de sa contribution aux charges du mariage, consacrant une approche économique globale des ressources familiales.
En matière de protection des personnes vulnérables, l’arrêt du 24 février 2021 (n°19-19.793) a renforcé l’autonomie des majeurs protégés. La Cour a jugé que le juge des tutelles ne peut pas autoriser le curateur à agir à la place du majeur sous curatelle pour introduire une action en divorce, cette décision relevant des droits strictement personnels que le majeur protégé exerce seul.
L’arrêt du 30 septembre 2022 (n°21-12.454) a consacré la reconnaissance de solidarités familiales élargies en admettant la possibilité pour un beau-parent de bénéficier d’un droit de visite et d’hébergement à l’égard de l’enfant de son ex-conjoint, avec lequel il avait noué des liens affectifs forts. La Cour a considéré que l’intérêt de l’enfant pouvait justifier le maintien de relations avec des figures parentales de substitution.
Enfin, la jurisprudence a précisé les contours du devoir de secours entre époux. Dans son arrêt du 16 mars 2022 (n°20-22.265), la Cour de cassation a jugé que ce devoir persiste pendant la procédure de divorce et peut justifier l’octroi d’une pension alimentaire à l’époux dans le besoin, même si la séparation résulte de son initiative. Cette solution confirme la nature objective de cette obligation, indépendante des torts dans la séparation.
Métamorphoses du droit familial : synthèse des courants jurisprudentiels dominants
L’analyse des décisions rendues entre 2020 et 2023 révèle plusieurs lignes directrices structurant l’évolution du droit de la famille. La première tendance manifeste est la primauté systématique accordée à l’intérêt supérieur de l’enfant, principe qui transcende désormais toutes les branches du droit familial et sert de boussole aux juges face aux situations inédites.
La deuxième orientation jurisprudentielle majeure concerne la reconnaissance pragmatique des nouvelles configurations familiales. Les juges ont adopté une approche fonctionnelle de la famille, s’attachant davantage aux relations effectives qu’aux cadres juridiques formels. Cette évolution témoigne d’une adaptation du droit aux réalités sociales contemporaines.
Une troisième tendance se dégage avec la protection renforcée des personnes vulnérables au sein de la famille. Les victimes de violences conjugales bénéficient désormais d’une jurisprudence facilitant tant la preuve des violences que l’obtention de mesures protectrices effectives. Cette évolution témoigne d’une prise de conscience judiciaire de la gravité des violences intrafamiliales.
La quatrième orientation identifiable est l’affirmation d’une coparentalité équilibrée après la séparation. La jurisprudence tend à favoriser le maintien de l’implication des deux parents dans l’éducation des enfants, tout en adaptant les modalités d’exercice de l’autorité parentale aux situations conflictuelles.
Enfin, on observe une internationalisation croissante du droit de la famille, avec une jurisprudence qui doit composer avec les effets en France de situations familiales constituées à l’étranger. Les juges français développent des solutions permettant de préserver la continuité des statuts personnels tout en veillant au respect des principes essentiels du droit français.
Ces évolutions jurisprudentielles dessinent un droit familial en mutation profonde, oscillant entre permanence des valeurs fondamentales et adaptation aux transformations sociétales. La richesse et la diversité des solutions dégagées par les juges témoignent de la vitalité de cette branche du droit, confrontée à des défis inédits dans une société où les modèles familiaux se diversifient.
