Les Citoyens contre Goliath : L’émergence d’un droit climatique mondial face aux multinationales

La multiplication des catastrophes climatiques confronte nos sociétés à un défi sans précédent. Face à l’inaction des États et à la responsabilité des grandes entreprises, les citoyens se tournent vers les tribunaux pour faire reconnaître leurs droits à un environnement sain. Cette judiciarisation du climat constitue un phénomène récent mais en pleine expansion, avec plus de 2000 recours climatiques recensés dans le monde depuis 2015. Au-delà des actions contre les États, une nouvelle génération de procès cible directement les multinationales, considérées comme responsables d’une part substantielle des émissions mondiales de gaz à effet de serre.

L’émergence d’un contentieux climatique transnational

Le contentieux climatique s’est d’abord développé aux États-Unis avant de gagner l’Europe et le reste du monde. L’affaire Urgenda aux Pays-Bas en 2015 a marqué un tournant décisif, contraignant pour la première fois un État à adopter des objectifs plus ambitieux de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Cette victoire historique a inspiré de nombreuses actions similaires, créant un véritable effet domino juridique international.

L’originalité des recours climatiques actuels réside dans leur dimension transnationale. Les plaignants peuvent désormais attaquer une multinationale dans son pays d’origine pour des dommages causés à l’étranger. Cette extraterritorialité du droit constitue une avancée majeure, comme l’illustre l’affaire Milieudefensie contre Shell aux Pays-Bas en 2021, où la justice néerlandaise a ordonné au géant pétrolier de réduire ses émissions de CO2 de 45% d’ici 2030.

Une diversification des fondements juridiques

Les recours s’appuient sur des bases juridiques variées :

  • Le droit des obligations et la responsabilité civile (négligence, nuisance)
  • Les droits fondamentaux (droit à la vie, à la santé, à un environnement sain)
  • Le devoir de vigilance des entreprises
  • Les engagements volontaires des entreprises (RSE, accords climatiques)

Cette diversification stratégique permet aux requérants de contourner les obstacles traditionnels des contentieux environnementaux. L’évolution jurisprudentielle témoigne d’une perméabilité croissante des systèmes juridiques aux questions climatiques, favorisant l’émergence d’un droit climatique transnational qui transcende les frontières nationales.

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Le devoir de vigilance : une révolution juridique française à portée mondiale

La France a joué un rôle précurseur avec l’adoption en 2017 de la loi sur le devoir de vigilance des multinationales. Ce texte impose aux grandes entreprises d’identifier et de prévenir les atteintes graves aux droits humains et à l’environnement résultant de leurs activités, y compris celles de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs. Cette obligation de moyens constitue une innovation juridique majeure en instaurant une responsabilité des sociétés mères pour les activités de leurs chaînes de valeur mondiales.

L’affaire Total en offre une illustration concrète. En 2019, quatorze collectivités territoriales et cinq associations ont assigné le groupe pétrolier pour manquement à son devoir de vigilance climatique. Elles reprochent à Total l’insuffisance de son plan de vigilance qui ne prend pas en compte les risques liés au changement climatique. Ce contentieux inédit a ouvert la voie à d’autres actions similaires contre des entreprises dans des secteurs variés (banque, agroalimentaire, distribution).

La portée de cette législation dépasse largement les frontières françaises. L’Union européenne s’en est inspirée pour élaborer sa directive sur le devoir de vigilance adoptée en 2023, qui harmonisera les obligations des entreprises à l’échelle européenne. Cette directive renforce considérablement les exigences en matière de diligence raisonnable climatique, imposant aux entreprises d’aligner leurs stratégies commerciales avec les objectifs de l’Accord de Paris.

Ce modèle juridique se propage mondialement. L’Allemagne, les Pays-Bas, la Norvège et d’autres pays ont adopté ou envisagent des législations similaires. Cette convergence normative facilite les recours transnationaux et accroît la prévisibilité juridique pour les entreprises opérant à l’international. L’émergence de ce cadre juridique harmonisé constitue un puissant levier pour contraindre les multinationales à intégrer pleinement l’enjeu climatique dans leurs stratégies d’affaires.

La science du climat au tribunal : causalité et attribution

L’un des défis majeurs des contentieux climatiques réside dans l’établissement du lien de causalité entre les activités d’une entreprise spécifique et les dommages climatiques subis par les plaignants. Traditionnellement, ce lien était considéré comme trop ténu ou diffus pour engager la responsabilité d’acteurs privés. Mais la science de l’attribution a considérablement progressé, offrant aux juristes de nouveaux outils pour démontrer cette causalité.

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L’affaire Lliuya contre RWE illustre cette évolution. Dans ce procès, un agriculteur péruvien poursuit le géant énergétique allemand RWE pour sa contribution au réchauffement global menaçant son village. L’argumentation s’appuie sur des études scientifiques démontrant que RWE est responsable de 0,47% des émissions mondiales historiques de gaz à effet de serre. Le tribunal allemand a accepté d’examiner l’affaire au fond, reconnaissant la recevabilité de cette approche proportionnelle de la responsabilité.

Ces avancées scientifiques permettent désormais de quantifier la contribution spécifique des grandes entreprises au changement climatique. Les travaux du Carbon Majors Report ont ainsi établi que 100 entreprises sont responsables de 71% des émissions mondiales depuis 1988. Cette individualisation des responsabilités facilite l’établissement du lien causal, même si les émissions d’une entreprise ne représentent qu’une fraction du problème global.

La jurisprudence évolue vers la reconnaissance d’une causalité partielle. Dans l’affaire Shell aux Pays-Bas, le tribunal a estimé que l’entreprise devait réduire ses émissions même si cette réduction ne résoudrait pas à elle seule le problème climatique. Cette approche marque une rupture avec la vision traditionnelle de la causalité juridique et ouvre la voie à la responsabilisation des acteurs privés face à un phénomène par nature collectif et systémique.

Les stratégies procédurales innovantes des citoyens

Face à la complexité des litiges climatiques, les citoyens et ONG développent des stratégies procédurales innovantes. L’action de groupe, ou class action, permet de mutualiser les ressources et d’amplifier l’impact médiatique des procédures. Aux États-Unis, des municipalités comme San Francisco et Oakland ont ainsi poursuivi collectivement plusieurs majors pétrolières pour obtenir compensation des coûts d’adaptation au changement climatique.

La collaboration transnationale entre organisations de la société civile constitue un autre levier d’action puissant. Des réseaux comme le Climate Litigation Network coordonnent les stratégies juridiques à l’échelle mondiale, favorisant le partage d’expertise et la circulation des arguments juridiques entre différentes juridictions. Cette mutualisation des ressources intellectuelles permet de surmonter l’asymétrie de pouvoir entre citoyens et multinationales.

L’innovation s’observe dans les techniques probatoires mobilisées. Les plaideurs s’appuient sur des documents internes des entreprises pour démontrer leur connaissance ancienne des risques climatiques et leur dissimulation délibérée. Dans l’affaire Massachusetts contre ExxonMobil, les procureurs ont utilisé des mémorandums internes prouvant que l’entreprise connaissait les effets de ses activités sur le climat depuis les années 1970 tout en finançant publiquement le climatoscepticisme.

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Le recours à la communication stratégique transforme ces procès en véritables leviers de changement social. Au-delà de leur dimension juridique, ils visent à influencer l’opinion publique et à modifier les normes sociales. L’affaire Juliana aux États-Unis, où 21 jeunes poursuivent le gouvernement fédéral, illustre cette dimension : même sans victoire judiciaire complète, elle a contribué à légitimer l’idée d’un droit fondamental à un climat stable pour les générations futures.

Le tribunal de l’opinion : quand le contentieux devient catalyseur de transformation

Au-delà des décisions de justice, les contentieux climatiques exercent une pression réputationnelle considérable sur les entreprises. La simple menace d’une action en justice peut suffire à modifier leurs comportements. En 2021, le fonds d’investissement Engine No.1 a ainsi réussi à faire élire trois administrateurs au conseil d’ExxonMobil avec pour mandat d’accélérer la transition énergétique du groupe, en s’appuyant notamment sur les risques juridiques croissants liés au climat.

Ces procès provoquent un effet domino dans les secteurs concernés. Après la condamnation de Shell aux Pays-Bas, plusieurs majors pétrolières ont révisé leurs objectifs climatiques sans attendre d’être poursuivies. Cet impact préventif s’étend au secteur financier : les banques et assureurs réévaluent leurs politiques de financement et de couverture des projets fossiles en intégrant le risque juridique dans leurs analyses.

L’impact se mesure dans la transformation des normes de gouvernance d’entreprise. Le climat s’impose comme un élément central du devoir fiduciaire des administrateurs, qui peuvent désormais être tenus responsables personnellement de négligence climatique. En Australie, l’affaire McVeigh contre le fonds de pension REST a établi que la prise en compte des risques climatiques relevait de l’obligation fiduciaire des gestionnaires d’actifs.

Le contentieux climatique agit comme un accélérateur normatif, forçant l’évolution du droit des affaires plus rapidement que ne le feraient les processus législatifs traditionnels. Il contribue à l’émergence d’une nouvelle conception de l’entreprise, dont la responsabilité ne se limite plus à la maximisation du profit mais inclut la préservation des conditions d’habitabilité de la planète. Ce changement de paradigme juridique pourrait constituer l’une des transformations les plus profondes du droit des affaires depuis l’avènement de la société anonyme à responsabilité limitée.